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Titre de l’article : Penser l’écriture de la science, in Devenir chercheur, Moritz Hunsmann et Sébastien Kapp, 2013, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales ; ISBN 978-2-7132-2416-4

Auteur de l’article : Maryvonne Chamillot

Face au débat et à l’angoisse du chercheur dans l’écriture de la science, l’auteure propose dans ce chapitre des pistes de réflexion et d’analyse de cette dimension émancipatrice de l’écriture scientifique, à savoir l’écriture en tant que processus de construction des connaissances dans une visée critique. Sa contribution entre dans le cadre des réflexions produites sur l’articulation entre écriture, recherche et pensée en invitant le lecteur à l’aborder sous l’angle de la peur et du désir.

Caractériser l’écriture scientifique surtout en ce qui concerne le champ des sciences humaines ne semble pas chose évidente, clame-t-elle. Dans une première tentative de réponse, l’auteure met en avant qu’il n’y a pas une forme ou un style d’écriture unique qui rassemble les recherches en sciences sociales. Selon elle, la référence dominante en matière de démarche de recherche dans les sciences sociales, reste, à ce jour, celle du positivisme ; entendu comme la raison expérimentale. Dans une perspective explicative ou encore causale, l’auteure affirme que dans ce sens l’écriture scientifique existe, et cela de façon objective.

Mais, entendu comme raison interprétative, l’écriture constitue dès lors le médium incontournable non seulement de la transmission de la connaissance scientifique, et donc de sa validation, mais également, en amont, le médium de sa construction. Prise dans ce second sens, l’écriture de la recherche fait l’objet de débat, d’abord fondamentalement sur la validité des textes. En l’occurrence, l’usage du marqueur linguistique « nous », qui est employé dans la majorité des textes, n’est-il souvent pas abusif et ne produit-il pas une perte d’identité du chercheur. S’il est considéré comme garantie d’objectivité des savoirs produits. En effet, pour l’auteure, écrire à la première personne du singulier ne signifie pas ne pas reconnaître les contributions des chercheurs et des auteurs constitutifs de nos domaines de recherche. Toutefois, même si construire un texte à la première personne du singulier peut également contribuer à un processus d’objectivation, l’auteure émet une réserve car son utilisation abusive (le « je ») fait courir le risque d’un excès d’autoréflexivité au détriment d’une réelle production de connaissances.

L’idéal sera une rupture (du moins un progrès) dans l’approche conceptuelle méthodologique dans l’écriture de la science. Cette innovation (révolution), s’est manifestée par l’usage de la première personne du singulier dans l’écriture de sa thèse (Charmillot, 2002). Car selon elle, nous avons (dans une certaine mesure) la liberté, en tant que chercheur, de prendre position face à la contrainte du « nous » et le refus du « je ». Aussi, parce que même si la recherche est un travail de rencontres, il est néanmoins réservé en dernier ressort à son auteur. Toutefois, l’auteur propose au lecteur d’adopter une « posture responsabilisant » à travers la figure du « chercheur solidaire » et de penser conjointement écriture, utilité et usage des savoirs scientifiques.

Par ailleurs, l’écriture est un acte qui fait souffrir. En effet, il y a une angoisse (sinon une peur) du chercheur dans l’écriture de la science, qui se justifie par le risque et la crainte du regard scrutateur de la communauté de chercheurs ; mais aussi et surtout à cause de l’utilisation impérative du « nous » comme condition d’objectivité. Même si toute écriture a ses règles et ses contraintes plus ou moins souples (le genre littéraire notamment), le champ scientifique paraît plus exigent où il faut adopter un style qui ne laisse place ni à l’expression personnelle ni à la clarté apparente. C’est une question de règles, voire de frontières ou de langage ésotérique à déchiffrer pour être accepté/intégré dans le groupe d’élites ou de savants. L’objectivité recherché dans les écrits est une des raisons de la souffrance citée par les chercheurs. En effet, être chercheur se mesure au nombre de publications d’où l’adage « publié ou périr ».  Aucune carrière ne peut se bâtir sans publication. Toutefois, les chercheurs doivent se distinguer de l’autoproduction en remettant de la pensée dans leur texte. L’écriture est donc au centre du métier de chercheur ; et être chercheur se mesure invariablement aux publications. C’est malencontreusement la raison pour laquelle, certains s’arrêtent, renoncent, se bloquent presque définitivement ; pour d’autres même vient le dégoût de l’écriture.

En terminant son analyse, le paradoxe dans la recherche scientifique est que plus elle produit de connaissances et plus, elle est en perte croissante d’efficacité et de capacité à influer sur le cours du monde. Les sciences se sont en quelque sorte installées dans une routine. À leur fonction critique et de production de savoirs, ont fait place la réification et la reproduction. En clair, la reproche faite aux sciences humaines et sociales, c’est la production des connaissances ne s’adressant qu’à des spécialistes. Pour cela, l’usage d’une langue accessible, capable de faire de l’université un champ véritablement démocratique est prônée. En effet, c’est bien par l’écriture qu’une restauration de la pensée est possible, une écriture dont l’auteur est un acteur. À cet effet, le chercheur doit se questionner davantage sur l’orientation de sa recherche, en mettant en avant sa responsabilité en tant que chercheur. Il est impératif de tenir compte de ce de « l’éthique du souci des conséquences », du concept « chercheur solidaire et dans une certaine mesure du concept d’ « autorisation ». Ce dernier concept permet de se positionner face aux rapports de force et de domination qui structurent les lieux où se fabrique la recherche, à commencer par l’univers académique. En définitive, l’écriture scientifique donne des instruments pour une lecture compréhensive de la réalité.