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Penser l’écriture de la science, extrait de texte de Maryvonne Charmillot, tiré de l’ouvrage  « devenir chercheur, écrire une thèse en sciences sociales, (2013), écrit par Moritz Hunsmann et Sebastien Kapp, édition de l’école des hautes études en sciences sociales (EHESS)

Existe-t-il un genre d’écriture spécifique aux sciences sociales ? Est-il plus ou aussi complexe que celui des sciences exactes?

Selon Charmillot, l’écriture scientifique existe. Elle est différente des sciences exactes et suit deux grands paradigmes. La raison expérimentale celle qui est prédominante dont la démarche est naturelle, transparente, objective, explicative et causale. Et la raison interprétative plutôt contestataire utilisant une démarche compréhensive, constructiviste et herméneutique.

L’auteure précise que le but de ce texte s’inscrit dans le deuxième paradigme, celui de promouvoir une écriture scientifique constructiviste et critique capable de participer à la construction du monde. C’est le rôle de tout chercheur.

Elle recommande aux chercheurs-es d’avoir une posture responsabilisante à travers le profil de chercheur solidaire. En effet,  Piron (1996) définit  la posture de recherche responsabilisante comme une possibilité d’orienter la production des connaissances dans un sens plutôt qu’un autre, dans une perspective émancipatoire plutôt qu’aliénante, et donc la possibilité d’avoir prise, même partiellement, sur les pratiques de la science et le cours du monde.

Ainsi,  entre  l’attitude émancipatrice de production et le reflexe aveugle de reproduction, quelle est la démarche idéale s’interroge Charmillot.

Pour illustrer, l’auteure prend en exemple l’utilisation impérative du (nous) et le refus systématique du (je) dans la rédaction de recherche dans un souci d’objectivation. L’auteure se demande dès lors, n’y a-t-il pas d’autres raisons tout aussi valables pour lesquelles l’usage de (je) pourrait être accepté ? Elle croit que non seulement l’usage du nous fait perdre à l’auteur son identité, mais le je c’est plutôt une façon pour l’auteur de traduire sa part de responsabilité singulière dans l’avancement de la recherche, car c’est lui qui donne par son style et son empreinte une tonalité aux propos déjà développés dans beaucoup d’autres travaux.

D’un autre côté, l’auteure pose le problème de la souffrance liée à l’écriture. Elle croit que l’écriture scientifique est très fatigante. Mais, elle avance que l’écriture littéraire a aussi ses souffrances même si elle est bien différente de la première.

Selon l’auteure,  la communauté scientifique est comme une secte possédant un code langagier spécifique (l’écriture de la recherche) dont la maitrise passe inévitablement par le processus  d’initiation. Etre un savant, c’est être initié et savoir parler ce langage.

Ainsi à cause des difficultés liées à l’utilisation de ce code, plus d’un croit qu’il est de loin plus difficile que l’écriture littéraire. Malgré tout, ce code est incontournable. Il importe aujourd’hui de chercher à le démystifier le plus possible afin de le rendre accessible aux plus jeunes et qu’il soit mis au service de la construction critique.

A cet effet, Alain Caillé (1988) dans une critique de la raison utilitaire s’interroge sur le rôle de la recherche scientifique dans son rapport avec le monde. Créée à l’origine pour être transcendantale avec une capacité de renouveler et de dynamiser le savoir afin de le rendre utile, la recherche depuis quelques décennies s’est contentée d’un second rôle de reproduction. Ce qui a contribué à figer et réifier les recherches en sciences humaines et sociales.  D’où Caillé adresse des reproches vis-à-vis de l’écriture trop spécialisée à travers laquelle les experts en sciences molles publient leurs recherches.

Ici Charmillot nous amène vers son hypothèse principale selon laquelle l’écriture de la recherche scientifique doit être mise au service d’une réelle production de connaissances susceptibles de transformer, de comprendre et d’émanciper. Si la connaissance scientifique a la mission première d’être utile aux citoyens-nes d’un groupe humain donné, il est urgent aujourd’hui que les chercheurs mettent non seulement de la transcendance dans leurs travaux, mais aussi et surtout, qu’ils collaborent dans ce que Caillé et Bourdieu appellent la démocratisation de la recherche en écrivant dans un langage non savant,  accessible au grand public.

Par ailleurs, Charmillot dans cette section attire l’attention sur le sens de responsabilité qui doit guider les chercheurs-es lors de la rédaction et  la publication d’un travail de recherche, en mettant en avant le travail de Florence Piron sur ‘’ l’éthique du souci des conséquences’’ et  ‘’le chercheur solidaire’’, pour argumenter son approche.

Les termes comme humanité, rapports avec autrui et représentation du lien social, sont des valeurs incontournables dans le travail d’un chercheur selon Piron, capables de redynamiser la recherche scientifique et de la faire renfiler son costume utilitaire.

Questionnant les causes probables du sentiment de peur qui handicapent les jeunes chercheurs-es à l’exercice de l’écriture scientifique critique, Charmillot, reprenant le concept d’autorisation de Marie Noëlle Schurmans (2008, p. 96) selon lequel les individus apportent leur quote-part dans la construction sociale soit à travers le mécanisme de la reproduction ou celui de la transformation, croit que la peur de penser serait donc une incapacité de résistance des jeunes chercheurs-es aux contraintes imposées par les institutions sociales, économiques, politiques dominantes.

Elle conclut pour dire qu’heureusement par rapport à la peur de penser, il existe le désir  de repenser l’écriture de la recherche c’est-à-dire le besoin pour les jeunes chercheurs-es de remettre en cause les codes scientifiques  conservateurs et de penser constamment aux pouvoirs de transformation  des textes de recherche.

Tout compte fait, je partage la position de Maryvonne Charmillot sur la nécessité de repenser et de réorienter l’écriture de la recherche vers la transformation pragmatique et le changement véritable des réalités quotidiennes des peuples, notamment dans les pays en développement. Par exemple, a quoi sert une communauté scientifique d’économistes de tout grade en Haïti (Doctorat, Master) si elle ne parvient pas à se mettre ensemble pour produire des solutions scientifiques à la crise économique et monétaire actuelle qui met le pays à bord du chaos ? Et encore faut-il que ces propositions soient formulées dans un langage accessible aux non-initiés et vulgarisées dans la langue du peuple.

Par contre, le débat entre l’usage du (nous) et du (je)  me laisse indifférent. L’important, c’est le profil de chercheur solidaire qui compte. D’ailleurs le (nous) est plus proche du chercheur solidaire que le (je). Faire des recherches pour résoudre des problèmes sociaux et les publier dans un langage simple et une langue nationale, voilà l’essentiel du débat.